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Frédéric Van Leeuw

Federal Prosecutor of the Kingdom of Belgium
 biographie

Introduction
22 mars 2016. Il y a du monde, comme toujours. « Kiss and ride! » Le voitures défilent à l’aéroport. Certaines essaient de s’arrêter plus longtemps pour faire durer les au revoir.  Des touristes traînent tant bien que mal de lourdes valises à côté d’hommes en costumes et de femmes en tailleur. Business as usual. Tous s’engouffrent par les portes vitrées vers ce qui représente pour des milliers d’entre nous, la porte du monde. Le passage devenu obligé vers ailleurs. 7H58… Deux explosions! Les rêves sont interrompus, l’incompréhension, l’étonnement,… la peur,…, la douleur,… la mort ! Seize vies volées venues des quatre coins du monde. Pour beaucoup d’autres, blessés dans leur corps ou dans leur âme, témoins, proches, services de secours, le cauchemar ne fait que commencer. La porte du monde est soudainement devenue un enfer. Etait-ce ce qu’ils voulaient? Un peu plus d’un heure plus tard une autre déflagration retentit à Bruxelles. En plein milieu du quartier européen cette fois-ci. Là aussi, seize innocents perdent la vie. Là aussi les nationalités sont multiples.

Tant d’histoires qui se terminent si brusquement ! Tant de vies brisées ! Dix-huit nationalités en tout parmi les personnes décédées. Plus de quarante parmi les quelques 450 blessés physiques! Mais il y a aussi les dommages psychiques : en tout presque mille personnes se sont déclarées victimes.  Ce 22 mars 2016, c’est le monde qui a pleuré à Bruxelles en découvrant une douleur malheureusement présente depuis longtemps dans bien d’autres coins de la planète.

Le thème de la présente table ronde est celui des racines du terrorisme. Il est clair que s’il existe d’autres formes de terrorisme, celui qui occupe tous les esprits aujourd’hui et celui qui prend l’Islam pour alibi et, particulièrement, celui lié à l’Etat islamique et à Al Qaïda, ces deux organisation plus ou moins diffuses et insaisissables. Le mot radicalisation, qui fait référence aux racines, est aujourd’hui sur toutes les lèvres, même si, souvent, c’est plutôt le manque de racines qui apparaît chez beaucoup de ces terroristes. Comme le souligne une rapport français récent, l’apparition de ce terme « radicalisation »  après le 11 septembre 2001 marque un passage important dans la réflexion: « l’usage du terme de « radicalisation » va, (…) servir à évacuer une réflexion stérile sur les causes et mettre l’accent sur les processus, (…) appelant les chercheurs « to be less focused on why people engage in terrorism and more focused on how they become involved » . En tout état de cause, les sources de ce phénomène sont multiples et même propre à chaque individu, à titre personnel, je voudrais partager mon expérience en lançant les quelques pistes de réflexion qui suivent.

Il est où le bonheur ?
Au moment des attentats de Bruxelles, une chanson française passait en boucle à la radio. Sur un air de blues, la chanteur Christophe Maé fredonnait: « Il est où le bonheur?» . Après la tragédie de Bruxelles et tout ce qui s’est passé depuis lors notamment à Bamako, Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray, Charleroi, Istanbul, Paris, Londres, Stockholm ou dernièrement Barcelone et Ouagadougou, n’est-il pas légitime de nous poser cette question? N’est-ce pas à notre bonheur, à notre qualité de vie qu’ont voulu s’attaquer les terroristes ?

Au fil des enquêtes, nous avons été forcés de reconnaître que nous n’étions pas confrontés à une plaie qui vient d’ailleurs: il s’agit pour la plupart de gens de chez nous! En Belgique, le phénomène est impressionnant: depuis fin 2012, plus de 400 résidents belges sont partis en Syrie pour y rejoindre un groupe considéré comme terroriste. Beaucoup y sont encore. Certains en sont revenus. D’autres y sont morts. Depuis 2015, les tribunaux belges ont prononcé plus de 270 condamnations pour terrorisme. Le phénomène est cependant en constante évolution, car après ces « Foreign Terrorist Fighters », nous sommes maintenant confrontés aux « Home Grown Terrorist Fighters ». Il s’agit de personnes, le plus souvent très jeunes, qui, comme les auteurs des attentats de Barcelone, ne sont jamais parties en zone djihadiste. Par ailleurs, dans nos pays européens, la situation dans les prisons éveille l’inquiétude. En Belgique, près de 500 individus sont tenus à l’œil soit environ 5% de la population carcérale! Il ne s’agit que de quelques chiffres parmi d’autres, mais ils illustrent bien l’ampleur du phénomène.

Comment se fait-il que tant de gens d’ici, surtout des jeunes, hommes et femmes, aient-il pu si rapidement embrasser de tels idéaux destructeurs? C’est la génération Whatsapp, Telegram, Facebook, Instagram, Youporn… Ce sont des gens à la recherche du bonheur, leurs désirs trop souvent noyés dans une consommation, qui leur laisse continuellement un goût de trop peu. C’est la génération qui aime présenter sa vie sur la toile, celle du selfie où le Moi avec un grand M est au centre et le reste du monde à l’arrière-plan. C’est la génération de la globalisation virtuelle où l’on ne s’informe plus nécessairement en achetant un journal où en regardant la télé, mais plutôt par quelques pianotages sur l’écran du smartphone.

Internet et les nouveaux media : ensemble, mais seuls

Aujourd’hui, nous ne sommes encore que fort peu conscients de la façon dont les nouvelles technologies ont redessiné le paysage de nos vies affectives et de notre intimité. En étudiant l’impact de la technologie sur les relations humaines, l’anthropologue américaine Sherry Turkle écrit: «La technologie nous charme lorsque ce qu’elle a à nous offrir parle à notre fragilité humaine. Et nous sommes en effet fragiles. Nous souffrons de la solitude alors que l’intimité nous effraie. Les connexions numériques (...) nous donnent l’impression d’être entourés sans avoir à  subir les contraintes de l’amitié. Notre vie en réseau nous permet de nous cacher les uns les autres, tout en étant étroitement connectés.»  Il y a là un des aspects les plus cruciaux du djihad 2.0, comme l’appelle Gilles de Kerchove, le coordinateur anti-terroriste de l’Union Européenne.

Les éminences grises du terrorisme ont en effet bien compris comment exploiter ces faiblesses alors que les grandes religions misent encore trop sur les modes traditionnels de transmission du savoir. Pour bon nombre de leurs utilisateurs, l’avènement des Facebook et autres réseaux sociaux a diminué le temps de la rencontre et des circuits traditionnels de la socialisation que sont la famille, les amis en chair et en os. Dans une société fortement concurrentielle comme la nôtre, où l’épanouissement personnel est placé au sommet de la pyramide de la réussite, la pression pour devenir quelqu’un est énorme et génère en fait pour beaucoup une solitude immense. Le critère social n’est plus d’être un ami, ou d’être aimé, mais d’être populaire. Ce besoin de reconnaissance peut parfois se traduire en une immense solitude. Pour un certain nombre de personnes, les réseaux sociaux sont dès lors devenus une échappatoire pour s’y construire une seconde vie, celle où l’on devient le héros et non plus le raté que l’on pense être. On se laisse dès lors virtuellement isoler derrière son écran. On affiche ensuite allègrement son radicalisme sur son compte Facebook dans une surenchère d’extrémités. On échange sur l’application Telegram des cibles potentielles, catalyseurs de haine et on fait rendez-vous avec des inconnus pour sublimer ensemble son suicide, comme l’ont fait les deux auteurs qui ont égorgé le prêtre Jean Hamel  à Saint-Etienne du Rouvray. En prenant bien évidemment soin du spectacle médiatique pour frapper, terroriser et susciter de nouveaux candidats au suicide.

Le contexte international

Le bigbang des technologies de l’information a aussi littéralement amené le monde dans notre salon. Or, tous les évènements tragiques de ces dernières années, à commencer par le 24 mai 2014 (attentat du Musée Juif – premier attentat d’un « returnee » en Europe) montrent une grande influence du contexte international. En 2012, alors que le conflit syrien battait son plein, un jeune sunnite avait attaqué au cocktail molotov et à la hache une mosquée chiite à Bruxelles en tuant son imam. Sa motivation était simple: «Ils massacrent des femmes et des enfants en Syrie!» C’est exactement la même explication qu’ont d’abord fourni Salah Abdeslam et Mohamed Abrini, deux des kamikazes ayant survécu aux attentats de Paris et de Bruxelles : « vous êtes complices de ce massacre ». On peut peut-être déceler là une logique de frustration voire d’humiliation sous-jacente que Dominique Moïsi décrit dans ce qu’il appelle  la géopolitique de l’émotion . Il y décrit le monde musulman comme étant en proie à un sentiment dominant d’humiliation et l’Occident comme le lieu de la peur, Etats-Unis et Europe confondus . Ce cocktail émotionnel, humiliation d’un côté et peur de l’autre, met évidemment les musulmans d’Europe dans une situation identitaire compliquée. 

Face à ces arguments, notre réaction est souvent incrédule. Qu’est-ce que l’incendie syro-irakien à l’autre bout du monde a à voir avec nous? Comme le formule le regretté Zygmunt Bauman, l’époque où nous nous trouvons a une telle dimension cosmopolite que chaque chose qui s’y passe a un impact sur la planète entière et sur le futur . Or, chez nous, le printemps arabe, et particulièrement la guerre en Syrie, ont été observés de très loin avec un mélange d’indifférence et d’ignorance. Cette inaction a eu un impact là-bas: le printemps y est passé sans transition à l’hiver d’une guerre civile meurtrière. Elle a également eu un impact énorme chez nous parce que nous ignorions ou ne voulions pas comprendre à quel point ces événements et ces images ont touché un frange importante de notre population, en proie à une recherche de sens capable de combiner ses origines plus ou moins lointaines et un sentiment de marginalisation.

Le vide de sens : sens du vide ?
Or, si les outils de lecture permettant de regarder une information ou une proposition avec un regard critique ne sont pas intégrés, un langage de type totalitaire fait touche plus facilement son but, car il permet à la personne de faire l’économie d’angoissantes questions existentielles. «Toute littérature totalitaire vise à émouvoir, non pas à développer le sens critique. Il faut galvaniser, enthousiasmer les foules pour les faire marcher comme un seul homme. Quand la raison les amène à douter, le feu intérieur les fait marcher et l'indignation désigne l'ennemi.»  
 
Même si la réponse à donner n’est pas évidente, il me semble qu’il faille au moins attirer l’attention sur cette dualité entre l’émotion et le développement du sens critique. « La tragédie de l’homme moderne, ce n’est pas qu’il ignore le sens de sa vie, c’est que cela le dérange de moins en moins. », disait Vaclav Havel. Il y a là un symptôme fondamental que nous avons du mal à analyser en grande partie parce qu’il trouve sa source dans le conflit entre le religieux et la société moderne.  Selon Olivier Roy, « il y a bien un processus contemporain de raidissement fondamentaliste des religions, dû à la déculturation du religieux et au triomphe du sécularisme qui ne comprend plus le religieux. »  Sans vouloir entrer dans le débat de la radicalisation de l’islamisme ou de l’islamisation de la radicalité, ce qu’il me semble néanmoins important à comprendre est que si la vie de nos jeunes est vide de sens, celle-ci risque de tomber dans le vide. Si aucune question intérieure n’est prise au sérieux, d’une point de vue spirituel ou philosophique, le risque est que le premier qui semble apporter un début de réponse soit suivi aveuglement et en très peu de temps. Comme le dit si bien Philippe Van Meerbeeck: « Dieu ne répond pas! Le père se tait! Le ciel est vide! Le monde contemporain est désenchanté. (...) Mais l’adolescent qui cherche sur le Net une conviction, un idéal, un sacré dont il a besoin pour grandir, qu’est-ce qu’il va trouver?»  Pour certains, la réponse se trouve dans mes dossiers: l’idéal du kamikaze!

C’est le récit de la radicalisation fulgurante de Sharia for Belgium. C’était avant même l’avènement de l’état islamique. Au début, beaucoup les ont pris pour des illuminés, mais quand un milieu est en pleine crise identitaire et culturelle, ceux qui en font partie sont désorientés. Il suffit alors qu’apparaisse un « prophète », qui montre le droit chemin et prétende rétablir la morale. Ce sauveur de pacotille suscite alors une adhésion inattendue, à l’étonnement de l’entourage qui n’a rien vu venir. C’est le parcours d’Abdelhamid Abaaoud, Shakib Akrouh et Najim Laachraoui, trois des kamikazes de Bruxelles et de Paris . Plus récemment c’est aussi le récit de l’imam errant de Ripoll et des onze jeunes qui l’ont tragiquement suivi dans le néant de la violence. Un an auparavant ces mêmes jeunes manifestaient pourtant contre le terrorisme après les attentats de Bruxelles.

Jeunesse, radicalité : la patience ou l’exclusion ?
Les très jeunes visages des terroristes de Barcelone nous rappellent que la grosse majorité des acteurs occidentaux de la vague terroriste actuelle a entre 15 et 26 ans. Ce qui frappe c’est la constante de l’aspiration à une nouvelle vie, un idéal chevaleresque: celui du preux chevalier djihadiste chez lui, celui de la princesse chez elle. Comme si l’adolescence, âge par excellence de la radicalité, n’avait plus de fin pour certains. Un âge aussi où les questions de la vie et de la mort sont confuses. Un âge où on fait aussi beaucoup d’expériences dont certaines périlleuses étaient encore hier inaccessibles, mais sont aujourd’hui à la portée de tous. Qui éduque ces jeunes? Qui les écoute et canalise leur radicalité en leur faisant confiance?

Nos sociétés prennent peur des radicalisés et, face à cela, la réponse la plus évidente semble être celle de l’exclusion. Il y a l’exclusion ressentie lorsque l’on vit dans une périphérie urbaine marginalisée. Il y a aussi celle du monde de l’école ou du travail. Or, nous devons être conscients que l’exclusion est justement une étape importante du risque de radicalisation, car elle confirme l’individu dans ses frustrations. En Belgique, il y a eu quelques rares expériences où, face à quelqu’un qui tout à coup avait affiché sa radicalité, le choix a malgré tout été fait par son employeur de ne pas le renvoyer. Après quelques mois, ces personnes se sont presque toutes déradicalisées d’elles-mêmes car l’exclusion recherchée, consciemment ou non, n’était pas venue.

On peut comprendre que cette solution n’aille pas de soi : le principe de précaution ne devrait-il pas nous pousser à exclure par sécurité ce qui peut paraître comme déviant ? Mais, cela attire l’attention sur le fait que la patience et l’attention peuvent être payantes et que la réponse sécuritaire ne doit pas être automatique et encore moins l’unique réponse, sous peine d’alimenter le phénomène que nous voulons combattre. 


En guise de conclusion : quelles réponses ?

Dernièrement, les vagues du terrorisme ont sérieusement fait tanguer le bateau de nos sociétés, habituées à regarder de loin ces ouragans dans le reste du monde.  Tous les jours tombent d’autres victimes de la haine, souvent dans des pays moins solides où la vie est nettement plus difficile.  Je pense ici particulièrement au Burkina-Faso, qui vient d’être victime d’un attentat meurtrier dont on n’a que fort peu parlé chez nous.

Nous avons tout à coup été confrontés à cet ennemi invisible qu’est le terroriste. Cet ennemi qu’Antoine Garapon compare au pirate des temps modernes  : cet ennemi qui agit sur un élément liquide insaisissable et sort parfois de nulle part. Il s’agit d’une menace diffuse que nous avons une grande difficulté à localiser et à spatialiser (ce qui est d’ailleurs un point commun avec la globalisation); ce qui génère une méfiance irrationnelle envers le voisin, voire de la violence.

Face à cela , comme le souligne toujours Antoine Garapon, la tentation pourrait être de répondre au non-lieu du terroriste par le non-droit pour ces pirates des temps modernes, comme cela a été fait avec Guantanamo. C’est justement à une telle tentation que nous avons résisté jusqu’à présent. Nous n’avons pas été vers le « non-droit ». Dans une démocratie, quelle que soit le danger, la fin ne justifie pas les moyens! Nous ne parlons pas de guerre, mais de Justice, de renseignements et de sécurité. Nous ne parlons pas d’éliminer ou de neutraliser, mais d’arrêter et de juger. Nous devons penser à oser la patience comme alternative à l’exclusion. Il est donc important que nous prenions tous le temps de la réflexion, comme nous le faisons lors de ces magnifiques journées sur les Sentiers de la Paix, qui nous aident à ne pas nous laisser mener par l’urgence et la peur.

Faut-il changer notre façon de vivre ? Hannah Arendt disait fort justement : « Il faut penser l’évènement pour ne pas succomber à l’actualité ». C’est ce que nous faisons aujourd’hui avec cette table ronde. Des moments comme ceux-ci sont précieux.  A l’époque des post-vérités (« post-truth») et ou autre « alternative facts », nous devons faire preuve d’une grande sagesse et d’une grande maturité !  Dans son essai sur les identités meurtrières, Amin Maalouf remarquait : « C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances ». Mais il ajoute immédiatement: « C’est notre regard aussi qui peut les libérer »   . A nous de jouer donc!

J’ai commencé cette intervention en évoquant la souffrance des victimes et je terminerai par elles. Nous avons déjà beaucoup trop de victimes, trop de gens qui souffrent et nous n’y étions pas habitués.  Même si nous aurions tant voulu que ces victimes ne soient jamais touchées, elles nous ont réappris quelque chose de fondamental : écouter celui qui souffre et surtout ne pas nous en détourner. Je suis personnellement convaincu que c’est cela que nous devons changer dans notre façon de vivre. Cela ne peut que rendre plus humain notre vivre ensemble. Il y a peut-être là une des réponses les plus solides pour saisir le terrorisme à la racine ; ce que la seule répression est incapable d’accomplir.