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Michel de Virville

Direttore del “Collège des Bernardins”, Francia
 biografia

Comment parler de la gratuité sans faire référence à l’encyclique Caritas in Veritate ? Pour ce qui me concerne j’ai vécu sa lecture comme une relecture de mon expérience de dirigeant d’entreprise.
J’ai d’abord ressenti un appel pressant, au demeurant fort nécessaire, à manifester dans la vie économique la gratuité à laquelle l’Évangile nous appelle. Mais très vite une relecture plus attentive et plus collective avec d’autres dirigeants m’a convaincu de ce que l’Encyclique nous propose en fait une voie nouvelle pour ancrer cette conversion toujours nécessaire dans la modernité de notre économie globalisée. Une voie qui s’adresse à tous quelques soient nos convictions religieuses ou politiques.
La gratuité n’est pas un thème parmi d’autres. Nous, les hommes, sommes fait pour le don, c’est là le fond de notre nature: “L’Amour dans la Vérité place l’homme devant l’étonnante expérience du don. ...L’être humain est fait pour le don.”(CinV-34).
Cette “gratuité” peut d’abord nous apparaître comme une exigence bien radicale. Mais ce n’est pas d’une exigence qu’il est d’abord question, ce n’est pas un “plus” que nous avons à produire ou un “choix” que nous sommes appelés à faire. Il nous est proposé de reconnaître que la gratuité est déjà là, que c’est le matériau constitutif, le tissu même de la vie quotidienne sociale, économique mais aussi politique: “...dans les relations marchandes le principe de la gratuité et la logique du don comme expression de la fraternité peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale.”(CinV-36). En fait, s’il m’est permis, avec témérité, de réécrire cette dernière phrase à partir de la logique même du texte, j’oserais dire tout simplement : « la logique du don trouve sa place dans l’activité économique normale ».
Mais de quelle normalité s’agit-il ?
La gratuité : la source de l’efficacité collective
Est-ce vraiment raisonnable ? N’est-ce pas franchement irréaliste dans un monde économique qui apparaît au contraire comme de plus en plus « financiarisé », dominé par des mécanismes de marché et ayant fait de l’argent le régulateur suprême, voire exclusif.
Cette objection est tellement forte que beaucoup ont été tentés de lire l’encyclique comme appelant au développement alternatif d’une économie de la gratuité échappant à cette dictature de l’argent : activités nouvelles naissant de besoins à long terme du développement mondial ou adaptés aux dénuements des plus pauvres, redécouverte au sein des entreprises de leur responsabilité sociale « RSE ».
Mais, l’originalité de cette encyclique, c’est que sans rien renier de la radicalité de l’expérience de la gratuité, elle affirme avec beaucoup de force que cette expérience ne concerne pas seulement une partie de l’économie ou une partie de l’activité des entreprises: de même que les encycliques ne s’adressent pas seulement aux croyants, mais à tous les hommes de bonne volonté, Caritas in Veritate souligne de façon très claire que l’exigence de gratuité concerne toutes les entreprises et pas seulement l’Economie Sociale, concerne toute l’activité des entreprises et pas seulement ce qui relève de la RSE, concerne tous les agents économiques et pas seulement les chrétiens.
En fait, il faut aller plus profond, pour mesurer combien cette approche recoupe finalement mon expérience et j’en suis convaincu celle des « entrepreneurs », c’est à dire de ceux qui se sont engagés dans l’économie: ce qui produit de la valeur ce n’est pas seulement la qualité de l’organisation ni les mécanismes de marché c’est d’abord l’engagement libre, la réactivité, la créativité de l’ensemble des collaborateurs: “la gratuité est présente dans sa(la) vie (de homme au travail)  sous de multiple formes qui souvent ne sont pas reconnues en raison d’une vision de l’existence purement productiviste et utilitariste.”
La fin de la phrase est particulièrement importante : il faut mesurer à quel point les progrès très réels introduits par l’organisation des marchés, de la finance, des médias de la démocratie politique, progrès irremplaçables, nous ont en même temps en quelque sorte anesthésiés : ils nous ont fait perdre de vue que nous ne pouvons bénéficier de ces merveilleux outils que si nous savons collectivement conjuguer nos libertés et notre créativité.
Il nous faut résolument dépasser une vision purement contractuelle ou la rémunération “achète” la contribution du salarié, pour envisager la rémunération comme une des composante d’une justice au sein de laquelle la logique du don peut s’exprimer: “la logique du don n’exclut pas la justice,...elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur, si le développement social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de la fraternité (CinV-34) Sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice (CinV-38).” Une manière peut être plus prosaïque de dire la même chose pour le DRH que je suis : ce n’est pas la rémunération qui achète la performance, mais une rémunération injustement répartie peut la rendre impossible.
Ainsi s’esquisse une vision nouvelle de notre rôle de manager à quelque niveau de responsabilité que ce soit: créer les conditions de liberté et d’équité qui permettent de tirer pleinement partie de l’engagement libre des collaborateurs. Cette approche ne méconnait pas les vertus de l’Economie de marché: “le marché quand il est fondé sur une confiance réciproque, est l’institution économique qui permet aux acteurs économiques de se rencontrer...Pour autant, le marché, abandonné au seul principe de l’équivalence des biens échangés, n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin.” (CinV-35)
Bien sûr cette convergence des libertés va prendre des formes très diverses selon les cultures, les secteurs, les projets entrepreneuriaux : le management de la gratuité, comme l’amour, doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles, chaque entreprise, chaque projet a une personnalité propre et doit trouver son équilibre entre régulation et liberté. Il ne saurait faire l’économie des contradictions souvent fortes, parfois violentes entre intérêts divergents.
Mais c’est aussi une tâche qui nous est commune, qui nous rassemble autour de questions et d’attitudes communes : tâche permanente, toujours recommencée, fondée sur la réciprocité, la cohérence entre paroles et actes, la tension conjointe vers l’ambition et l’humilité.
Conclusion : Gratuité et organisation du marché

L’encyclique ouvre alors plus largement un vrai chantier : celui d’une organisation du “marché” de nature à permettre de préserver la logique du don, sans laquelle la mécanique économique deviendrait perverse. Elle récuse en effet une démarche dans lequel de simples mécanismes permettraient de faire l’économie de la morale, du choix éclairé: “l’exigence d’autonomie de l’économie qui ne devrait pas tolérer d’influences de caractère moral, conduit à abuser de l’instrument économique.”(34) “La sphère économique n’est ni éthiquement neutre, ni inhumaine et antisociale.” (CinV-36)
Cette voie ouvre une perspective si ce n’est contraire au moins « violemment complémentaire » de la pente si naturelle à nos économies développées : associer à chaque problème nouveau, voire à chaque résurgence d’un problème déjà identifié une couche supplémentaire de régulation, sans mesurer les effets anesthésiant pour nos libertés de cette inflation. Rappelons nous, pour nous limiter à la période récente, les réponses apportées à la crise financière et les débats ouverts sur celle de la dette publique européenne.
L’orientation est claire, des hommes et des femmes doivent engager leurs libertés ensemble, des témoins actifs de la gratuité sont indispensables: “le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. Pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque.” (CinV-39). Comment mobiliser les énergies autour de cette tâche, former à cette nécessité, susciter des formateurs de formateurs du management des libertés?
Il est important de souligner que l’Encyclique oppose une fin de non recevoir à la division du travail la plus souvent revendiquée, tant par les entrepreneurs que par les politiques: “séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution est une cause de graves déséquilibres;” (CinV-36)
L’accent est mis au contraire sur une nécessaire coresponsabilité, les questions économiques et les questions politiques étant trop cruciales pour pouvoir être laissés à la seule intervention de chacun des acteurs économiques ou politiques séparément. C’est leur coopération qui est requise avec celle de la société civile : “nécessité d’un système impliquant trois sujets: le marché l’Etat et la société civile: la vie économique doit être comprise dans ces trois dimensions; dans chacune d’elles, selon des modalités spécifiques l’aspect de la réciprocité fraternelle doit être présent.” (CinV-38)