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Jean-Pierre Ricard

Cardinal, Archevêque de Bordeaux, France
 biographie

Le thème de notre table-ronde est très vaste. On peut aborder la question de différents points de vue et chaque fois la réponse apportée peut être différente. En introduction, je voudrais souligner combien, dans nos pays européens, devant cette question des relations entre les générations, nous sommes devant une situation contrastée :

1 - Aujourd’hui, c’est souvent à partir de l’économie et de l’accès au savoir technologique que les questions sont abordées et donc également cette question des relations entre jeunes et anciens.

Nous sommes dans une situation démographique où le poids des personnes âgées devient de plus en plus important numériquement. L’augmentation de la durée de la vie, la baisse de la natalité sont la cause de ce phénomène sociologique. La société prend en compte socialement et économiquement cette nouvelle donnée de la présence importante des seniors : propositions diverses faites à cette population (culture, sports, université du 3e âge…), tourisme pour les seniors valides, aides à domicile, maisons de retraite et établissements pour les personnes âgées dépendantes. Ce sont les plus jeunes actifs économiquement qui paient les retraites des plus âgés. Si l’évolution se poursuit et qu’aucune solution ne soit trouvée par l’apport de nouvelles populations jeunes (immigration), la situation risque d’être marquée par de fortes tensions entre générations : coût des retraites de plus en plus lourd pour les plus jeunes, participation financière onéreuse demandée aux familles pour la prise en charge de leurs membres les plus âgés, contraste entre le niveau de vie aisé de certains jeunes retraités et celui de plus jeunes. Le coût de la solidarité indispensable entre les générations sera-t-il encore supportable ?

Paradoxalement, si nous constatons un certain pouvoir économique des séniors, nous assistons aujourd’hui à une remise en cause de leur autorité, liée traditionnellement à leur savoir et à leur expérience. Ceci est lié au bouleversement apporté dans nos sociétés occidentales par le développement des techniques et tout particulièrement de l’internet. Les plus jeunes sont nés dans cet univers-là et surfent sur tous ces  moyens de communication alors que les plus âgés s’y font initier, parfois difficilement. Dans certaines entreprises, on préfère embaucher des plus jeunes (plus rôdés à certaines techniques et porteurs d’un savoir plus récent) et mettre à la retraite des cadres plus âgés. Certains séniors peuvent avoir l’impression que leur expérience ou leur savoir sont dévalués et ne sont plus pris en compte. Mais ceci n’est pas vrai de partout. Dans certains secteurs, on souhaite la présence de plus anciens pour aider de plus jeunes. La guerre entre les générations liée à l’acquisition de savoir et de technique est présente à l’horizon, elle n’est pourtant pas inéluctable.

Notons cependant qu’il y a des secteurs, liés à la recherche ou à l’enseignement (en particulier universitaire), où l’investissement en temps, dans une longue durée, est pris en compte (avec les risques, bien sûr, de mandarinat..). Les séniors y gardent leur place. On pourrait aussi constater un phénomène analogue en politique, domaine où on constate une longévité surprenante de certains hommes politiques. Certes, la guerre entre générations est parfois bien présente. Certains jeunes loups ont les dents longues et un fort appétit. Mais des plus âgés savent bien se défendre !

2 - Cependant tout ne se joue pas dans un rapport de force de type économique. Il faut prendre en compte dans notre question la dimension affective et familiale entre jeunes et anciens.

On peut noter que dans beaucoup de familles les rapports entre générations ne sont pas toujours conflictuels. Ils y sont bons et appréciés. Plus l’environnement est ressenti comme dur, plus le nid familial (avec ses bénéfices affectifs) est recherché. On souligne d’ailleurs la difficulté de la génération des 20-30 ans à quitter le domicile parental (souvent pour des raisons économiques mais pas uniquement). Des observateurs soulignent que des relations se nouent entre les générations dans la recherche d’un équilibre entre proximité affective et respect de l’autonomie de chacun. Les générations, plus libres les unes par rapport aux autres, trouvent du plaisir à être ensemble en pratiquant des activités investies de sens. Nous sommes moins dans le domaine des relations régulières que dans celui des relations plus épisodiques (fêtes et temps de vacances). Ce sont moins les « obligations » familiales qui s’imposent que la recherche de moments conviviaux où on prend du plaisir à être ensemble.

Je voudrais souligner l’importance des grands-parents. Ceux-ci contribuent fortement à la socialisation de leurs petits-enfants en  leur faisant expérimenter qu’ils entrent dans une lignée. Mais surtout, ils représentent une présence affective forte. Au moment où certains enfants ou adolescents vont avoir une relation plus difficile à leurs parents, qui incarnent pour eux davantage l’autorité, ils vont trouver auprès de leurs grands-parents une présence, une écoute, parfois une complicité, un dialogue souvent très chargé affectivement. Je vois la blessure souvent profonde que peut provoquer chez certains jeunes le décès d’un grand-père ou d’une grand-mère. 

3 – Qu’en est-il de ces relations entre générations sur le plan religieux ?

Comment se vit la différence des générations dans la transmission de la foi, ou plus exactement du patrimoine religieux ? J’aborde la question à partir de ce qui se vit dans l’Église catholique dans un pays comme la France.

La France, comme d’autres pays d’Europe, a vécu une crise profonde de transmission des valeurs et des héritages culturels, que ce soit aussi bien au sein de familles de tradition communiste, de tradition très « laïque » ou de tradition catholique. Aujourd’hui ne joue plus un certain automatisme dans la tradition religieuse familiale. A partir d’une même éducation, les choix dans la vie selon les enfants pourront être différents : certains continuent la tradition, d’autres s’en éloignent, d’autres enfin l’abandonnent carrément (ne se marient pas à l’Église et ne font pas baptiser leurs enfants). Cet abandon, même s’il est ressenti douloureusement par les parents (ou les grands-parents), n’est pas vécu, la plupart du temps, en termes conflictuels mais plutôt comme la conséquence d’une indifférence pratique.

Mais la description de cette situation doit être complétée. Car, aujourd’hui, nous voyons toute une génération de parents qui ont pris eux-mêmes des distances vis-à-vis de la foi et sont peu  acteurs de transmission religieuse par rapport à leurs propres enfants. Il peut arriver que ceux-ci, soit à partir d’une démarche personnelle, soit à partir de liens de camaraderie, découvrent la foi et questionnent ainsi leurs propres parents. Aujourd’hui, la transmission de la foi se fait de parents à enfants mais aussi d’enfants à parents. D’ailleurs, dans la communauté chrétienne, pères et mères sont les frères et sœurs de leurs enfants, frères et sœurs dans la foi et dans la découverte de l’expérience chrétienne.

Soulignons que dans ce contexte que je viens de décrire, le témoignage de foi et de fidélité des grands-parents peut être une aide très importante à des enfants et à des jeunes qui s’interrogent sur leur propre foi. J’en ai eu plus d’un témoignage dans des lettres de demande de confirmation, où des confirmands  décrivent leur propre parcours de foi.

Dans la vie ecclésiale, les jeunes aiment bien retrouver des lieux où ils rencontrent d’autres jeunes. Rien ne fait plus fuir les jeunes que les lieux (certaines assemblées paroissiales) où ils ne voient, comme ils le disent « que des vieux » ! D’où le succès de lieux comme Taizé ou les Journées mondiales de la Jeunesse. Mais, si on regarde bien : dans ces lieux, les jeunes ne font que se retrouver entre eux. Ils sont demandeurs de paroles et d’échanges venant de personnes d’autres générations, parfois même âgées et même très âgées (pape ou cardinaux). Je sens d’ailleurs qu’aujourd’hui la demande de jeunes est moins de se retrouver uniquement entre eux (par exemple : des messes de jeunes) que de rejoindre des lieux où ils se retrouvent avec d’autres générations mais où ils ont leur place. On sent actuellement dans l’Église le besoin de programmer des activités ou des rencontres intergénérationnelles. L’intergénérationnel fait partie des aspirations de l’Église aujourd’hui.

 

Conclusion :

Si on en revient à notre société aujourd’hui, c’est moins la guerre qui me paraît marquer les relations entre les générations, malgré les conflits d’intérêts possibles, que le repli de chaque génération sur elle-même. N’oublions pas que la solitude (et en particulier celle des personnes âgées) a été déclarée en France, cette année, « première cause nationale ». Or, une société n’est humaine que si elle permet à ses différentes composantes de vivre ensemble grâce à des relations conviviales et solidaires. Sans cela, cette société sécrète ses propres toxines et aura beaucoup de mal à résister à la violence.

Mais cette convivialité et cet accueil mutuel ne sont possibles que si cette société reste fidèle à un certain nombre de valeurs humanistes. Et c’est là que l’approche technologique et scientifique qui marque si fort notre culture et notre environnement actuels est notoirement insuffisante pour donner ce fondement humaniste. Celui-ci fait appel à une certaine sagesse. Or, s’il peut y avoir des relations pacifiques et  des échanges conviviaux entre générations, c’est uniquement en s’appuyant sur ce fondement de la recherche de la sagesse, d’un art de vivre. Cette sagesse s’enracine dans l’amour et dans la conviction que chaque personne a à recevoir et à donner à une autre, et que nous avons tous à nous enrichir mutuellement. Et là toutes les générations ont quelque chose à s’apporter. Aucune n’est a priori disqualifiée et les seniors peuvent faire bénéficier les plus jeunes de leur réflexion et de leur expérience. Encore faut-il qu’ils soient entrés dans ce travail d’élaboration personnelle, l’âge ne donnant pas automatiquement autorité et compétence en ce doimaine.

Les religions devraient appeler prophétiquement à cette solidarité entre générations, à ce vivre ensemble. Elles devraient aussi en être comme des laboratoires, montrant ainsi que cet idéal est aussi de l’ordre du possible.