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Gnaba Edmond Jospeh Dede

Richter, Elfenbeinküste
 biografie

Bonjour,
Je voudrais de prime abord remercier pour l’invitation qui m’a été adressée de participer à cette table ronde. Je voudrais vous parler ce matin des prisons en Afrique où de nombreuses personnes souffrent du fait de conditions de détention (souvent) difficiles. Mais ces souffrances traduisent surtout un certain échec des systèmes judiciaires africains qui n’ont pas réussi à tenir leurs promesses depuis de très longues années.  

En effet, les problèmes au sein des prisons en Afrique sont nombreux et se présentent avec gravité. J’aimerais en citer quelques-uns :

  • surpopulation carcérale car en Afrique, il y a très peu de prisons. Quand elles existent, elles sont assez vétustes et surpeuplées.  Dans de nombreuses prisons africaines,  le taux d’occupation varie de 300 à 400%, voire même plus ;
  • cette surpopulation carcérale a pour conséquence une alimentation insuffisante et de mauvaise qualité pour les détenus : certaines organisations qui travaillent en milieu carcéral se plaignent de ce que les budgets nationaux pour l’alimentation des détenus sont quasiment les mêmes depuis longtemps alors que le nombre de détenus ne cesse de croître. on enregistre de nombreux cas de maladie dû à la mauvaise qualité de la nourriture. Des cas de béribéri (déficit de vitamine B) sont signalés et il arrive que cela soit cause de décès des personnes détenues ;
  • le nombre important des détenus préventifs sur l’ensemble de la population carcérale et les durées de détention sont en pratique très longues. C’est un problème qui se pose surtout en matière criminelle. Souvent, il peut s’écouler facilement 3 ou 4 ans avant le procès, et il n’est pas rare que des personnes soient jugées après 05 ans. Dans de nombreux pays africains, ces personnes - dans la très grande majorité des cas - ne sont assistées d’un avocat que pendant la phase finale, c’est-à-dire au moment du jugement de l’affaire.
  • Pour les personnes condamnées, il y a en pratique très peu d’outils qui favorisent leurs resocialisation et les alternatives à la prison ne sont pas toujours mises en œuvre.

Ce constat d’échec interroge : quel peut bien être la cause de tous ces problèmes  dans de nombreuses prisons Africaines ? Il y a une approche à changer, une dignité de la société à préserver qui passe à travers le traitement des prisonniers, parce que les conditions de vie à l’intérieur des prisons sont le miroir de la qualité de la société même. Il suffit de savoir que trop souvent le prisonnier n’est pas considéré par l’opinion publique comme une personne qui a commis une erreur et qui peut changer mais tout simplement comme un coupable (même s’il est innocent). Par conséquent – pour reprendre le titre de notre forum – souvent il y a seulement le premier mot : « échec », pas de « résilience » et pas d’«espoir ». Même pour un petit vol (pour lequel souvent on risque aussi d’être lynché). Il faut passer à une nouvelle culture qui prend en considération la personne.

A ce niveau-là peut aider beaucoup aussi le mode de fonctionnement de la justice. En effet, pour faciliter ce changement, il faut renouveler le mécanisme judicaire, qui est encore trop attaché au papier et surtout à la gestion manuelle des procédures (pénales notamment). Or cela, associé à la complexité des certaines affaires et la multiplicité des intervenants, entraine de graves conséquences : les retards injustifiés dans la conduite des procédures et surtout des détenus dont les dossiers sont perdus ou mêmes oubliés.

Certes, il est d’une importance capitale qu’il y ait des reformes visant à trouver des alternatives à la prison, à créer et construire de nouvelles juridictions et prisons, à augmenter le personnel judiciaire etc…Mais on peut dire que le mode de fonctionnement actuel de la justice en Afrique, qui repose exclusivement sur le facteur humain, échoue à protéger suffisamment et faire respecter la dignité des citoyens en conflit avec la loi.  
C’est pourquoi, il nous faut repenser le fonctionnement de la justice par l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans les processus de traitement des procédures judiciaires, depuis l’étape des unités d’enquête (police, gendarmerie, et autres) jusqu’aux alternatives à la prison pour les personnes condamnées.

La digitalisation de la justice représente un espoir – qui peut être aussi de contraste à la corruption - car elle offre de nombreuses possibilités d’optimisation du mécanisme judiciaire. Il existe en effet des outils digitaux performants déjà mis en œuvre (ou en expérimentation) pour :

  • La mise en réseau de tous les acteurs de la chaine informationnelle et décisionnelle dans les affaires judiciaires et l’automatisation des actes de procédures pour réduire considérablement le temps de traitement des affaires, assurer le suivi , la qualité et la transparence des procédures en évitant la marchandisation de la justice.
  • les procès par visio-conférence et l’assistance judiciaire à distance des détenus par des avocats qui ont d’énormes difficultés à se déplacer dans les contrées reculées. 
  • l’information juridique et judiciaire des détenus en les orientant sur le déroulement de leur procédure et sur les droits que la loi leur reconnait.
  • Les formations en ligne des détenus dans les prisons (alphabétisation, formation professionnelle, poursuites d’études) là où il n’est pas possible de la mener en présentiel ;
  • La facilitation des contacts des détenus avec leurs familles (demandes de visite en ligne, là où il n’est pas possible de le faire  en présentiel, envoi des correspondances, etc.)
  • Le suivi en temps réel des procédures pénales et l’évolution de la population carcérale pour adapter régulièrement les politiques et actions pénales.

Je veux conclure pour dire que le futur de la justice est dans une approche plus humaine à la question judiciaire et aux conditions de vie, souvent très pénibles, des prisonniers africains. Il faut qu’on pense à toutes les ressources disponibles (à partir de la présence des travailleurs sociaux et de la formation de la garde pénitentiaire). Mais la digitalisation peut aider à ce que je peux appeler une « révolution humaine » de la justice. Beaucoup de pays européens l’ont compris et entament ou poursuivent la modernisation de leurs appareils judiciaires par l’introduction des technologies de l’information et de la communication.

En Afrique, la digitalisation des systèmes judiciaires apparaît encore plus décisive en raison des problèmes structurels plus importants. Même si elle y est moins vulgarisée, certains pays africains commencent à prendre cette voie. Il y a depuis un certain temps des projets qui sont mis en œuvre au Tchad et en RDC par le PNUD et des sociétés privées. Il faut donc encourager et vulgariser ces initiatives, et surtout demander aux Etats, aux bailleurs de fond et autres partenaires privés, d’investir massivement dans la réforme de la justice dans les Pays africains, ce qui pourra aider aussi des sociétés entières à devenir plus humaines et à ajouter finalement au mot « échec », les mots « résilience » et « espoir ». Merci.