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Jean-Claude Petit

Journalist-Writer, France
 biographie
Mesdames, Messieurs, chers Amis,
 
La paix est-elle à l’ordre du jour de l’information internationale ? Quelle place a-t-elle, notamment dans l’univers audiovisuel et l’univers numérique ? Si cette place est de moins en moins importante, quelles en sont les vraies raisons ? Et quels en sont les remèdes ? Et n’est-ce pas le moment, dès lors de nous redire quels sont les véritables objectifs de l’information dans l’organisation du vivre ensemble de la planète ? Telles sont les questions principales que nous pose le thème de notre panel et auxquelles je vais m’efforcer de répondre. Je tenterai d’abord d’établir un diagnostic  aujourd’hui, me semble-t-il, largement partagé. Vous aurez déjà compris, j’imagine, qu’il est pessimiste. Nous essaierons, bien sûr, d’en comprendre les raisons. Mais avant de proposer quelque remède que ce soit, nous prendrons le temps de nous redire, documents à l’appui, quels sont les traits majeurs et les vrais objectifs d’une information bien portante, sachant, tout le monde en conviendra, que nous sommes faits pour la paix. A tel point qu’elle est le bien le plus précieux de l’humanité.
 
 
1. -  Un diagnostic inquiétant
 
Imaginons, voulez-vous, les membres d’innombrables familles de par le monde se retrouvant, plusieurs soirées de suite, les uns devant leurs téléviseurs, les autres devant leurs Smartphones. Sur leurs écrans défilent des images d’attentats de plus en plus nombreux en Irak, de combats de plus en plus violents en Syrie, d’arrivées de femmes et d’enfants venus se réfugier au Liban, d’églises et de mosquées qui brûlent au Nigéria, d’armes découvertes au Mali, d’attentats meurtriers au Pakistan… Demandons-nous, un instant, ce qu’ils vont retenir, les uns et les autres, de ce déluge d’images aux commentaires rapides – quand commentaires il y a - ? Ils retiendront que la guerre est partout, avec son cortège d’horreurs. Que nous n’y pouvons rien, la communauté internationale (comme on dit pudiquement), non plus. Et que donc, il vaut mieux passer à autre chose, dans l’attente de jours meilleurs.
 
Insistons et demandons-nous ce qu’ils auront compris, tous ces soirs-là, de la reprise du chaos irakien et de la confrontation sunnites/chiites qui s’étend, de la complexité de la situation syrienne, des risques pour l’équilibre du Liban, du conflit chrétiens/musulmans au Nigéria ? Rien, absolument rien. Puisque, de toutes façons, on n’aura pas vraiment pris le temps de leur expliquer les tenants et les aboutissants des situations que les images révèlent. On n’aura pas pris les moyens de mettre, sur ce défilé cruel, les mots susceptibles de les faire entrer dans un minimum de compréhension.  On aura formaté un peu plus des “voyeurs”, détruit en eux les germes de la citoyenneté et le goût pour la paix qu’il y a en chaque être humain et en chaque peuple.
 
 
2. - Un diagnostic partagé
 
Diagnostic trop pessimiste, objecteront certains ? On peut, bien sûr, en discuter, mais je le crois d’autant moins qu’il s’agit d’un diagnostic de plus en plus partagé. L’inquiétude sur l’aveuglement dont la culture de la paix est de plus en plus victime dans l’information grandit chez nombre d’observateurs des médias, de journalistes compétents en matière de vie internationale, d’acteurs qualifiés des ONG et des structures internationales. De ce florilège de réactions et de commentaires, je retiendrai, à titre d’exemples, deux interventions individuelles et celles de deux autres organisations internationales reconnues.
 
Auteur de l’ouvrage intitulé  Les médias et le nouveau désordre mondial, le journaliste belge Jean-Paul Marthoz écrit : « La démocratie mondiale (condition et expression de la paix) ne sera qu’une illusion si l’information, et plus largement encore la culture, ne reflètent pas des valeurs qui soient autres que celles du commerce et de la diversion. » Ou bien encore : « Il y a de plus en plus de médias, contrôlés par de moins en moins d’entreprises, mais il y a de moins en moins de diversité de discours et d’idées. » Commentant dans Le Nouvel Observateur le livre La théocratie contre la démocratie du philosophe Bernard Stiegler, l’éditorialiste français Jean-Claude Guillebaud écrit à son tour : « L’appareil médiatique, censé transmettre de l’information et de la culture est devenu, à l’échelle planétaire, un dispositif perfectionné de mise en condition, un appareil de formatage psychique bien plus redoutable qu’on l’imagine. Pour Stiegler, sa principale fonction est d’alimenter sans cesse – ou de créer, dans les imaginaires collectifs, ces prurits de désir consumériste, cette boulimie réflexe, ce faux “manque” existentiel sur quoi repose le système marchand. Il s’agit de transformer dès l’enfance le futur citoyen européen en individu consommateur aux mains nues, délié de toute médiation, émancipé de tout lien. »
 
Si, maintenant, on consulte le rapport du Groupe des Sages, présidé par M. Jean Daniel, qui a été remis, en 2004 déjà, à M. Romano Prodi alors président de la Commission européenne, que lit-on à propos du rôle des médias dans le dialogue entre les peuples et les cultures dans l’espace euroméditerranéen ? Très précisément ceci : «  La question de l’information sur ces sujets se pose avec acuité dans un univers médiatique soumis à la pression énorme du marché et de critères de rentabilité immédiate (…) Le risque est grand qu’il en oublie sont rôle essentiel, complémentaire de celui de l’éducation, celui de formateur de la pensée critique et du regard critique. » Quant à l’organisation œcuménique mondiale de communication Signis, dans son remarquable document Médias pour une culture de paix, elle exprime sa vive inquiétude à propos d’Internet : « Beaucoup d’internautes cherchent sur le Net à se retrouver avec leurs “lointains semblables” plutôt qu’avec leur prochain différent. Chacun va vers ce qui concerne ses goûts ou ses intérêts personnels. Quand ces centres d’intérêt sont de l’ordre de l’identité culturelle ou religieuse, il y a un danger pour la paix : c’est le risque que chacun s’enferme dans son identité sans écouter les autres. »
 
 
3. - Les raisons du mal
 
On peut donc difficilement le nier : l’information mondiale au service de la paix se porte mal. Mais avant d’évoquer quelques-unes des raisons de cette dérive inquiétante, disons combien il serait injuste de tellement généraliser qu’on en oublierait de rendre hommage aux nombreux journalistes et reporters photographes, tous médias confondus, qui, au cœur même des conflits, assurent leur métier avec professionnalisme et courage. Ils y risquent, de plus en plus souvent, hélas, jusqu’à leur propre vie. Disons-leur ici notre gratitude. Et revenons à notre sujet.
 
Le spécialiste français de la communication Dominique Wolton aime rappeler que « nous ne sommes plus dans une ère de “mass-média” et que notre société est devenue une “société individualiste de masse”. » Si on ajoute à ce constat celui de la captation progressive de l’individu contemporain par le système marchand pour en faire un consommateur, évoquée précédemment, on a, en quelque sorte, le fond de tableau de la dérive en cours. D’où la tyrannie qui s’est abattue, à cet effet, depuis une vingtaine d’années, sur l’univers de la communication. S’appuyant sur les fabuleux progrès technologiques en la matière - pensons à Internet -, les grands groupes mondiaux ont investi massivement dans la construction des “tuyaux” chargés d’arroser la planète au service du marché via un maximum de publicité, un pourcentage non négligeable de distraction et un minimum de culture. La communication, audiovisuelle principalement, est devenue avant tout une source de profit, pour une majorité de médias privés « offrant, écrit le journaliste Eric Dupin, une visibilité extraordinaire et ostentatoire au cynisme contemporain et faisant la promotion d’un modèle de réussite sans scrupules. »
 
On peut considérer que cette tyrannie est triple. C’est d’abord celle de l’audience, condition de la manne publicitaire. Puis celle de l’intimité et du voyeurisme chargée d’enfermer l’individu dans son propre univers. Enfin celle de l’immédiateté, de l’instantanéité, de la vitesse qui permet de susciter l’émotion sans entrer dans la moindre complexité du réel. Malheureusement, disons-le, nombre de responsables politiques au plus haut niveau, chargés, entre autres, d’œuvrer aux progrès de la paix, n’échappent pas plus que la majorité des citoyens, à cette triple tyrannie.
 
 
4. - Et pourtant l’information n’est pas une marchandise
 
Je me suis attardé, consciemment et volontairement, sur ce qui constitue, à mes yeux, une dérive, importante et grave, de l’information internationale dont l’un des objectifs majeurs, rappelons-le encore,  est de contribuer aux progrès de la paix dans le monde entier. Pourquoi une dérive, me dira-t-on, alors qu’il s’agit peut-être seulement de défauts de fonctionnement inhérents à l’époque et corrigibles avec le temps. Tout simplement, si j’ose dire, parce qu’ « informer c’est travailler sur de l’humain pour les humains que nous sommes. » Voilà très précisément ce qui distingue l’information d’un simple produit marchand et en fait un “bien social” au service de tous les citoyens. Vouloir en faire un “produit” c’est le faire participer à la construction d’un monde où le marché prime sur l’homme. « La manière dont la presse couvre le monde, écrit Jean-Paul Marthoz, influe sur la manière dont on veut construire le monde. »
 
Bien social, l’information que le journaliste va chercher, recueillir, raconter, expliquer, contextualiser s’il le faut, a comme objectif de fournir à ses compatriotes les outils pour mieux savoir et mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent, et pour qu’ils déterminent, à partir de là, la posture citoyenne qui leur convient pour avancer vers plus d’humanité ! C’est pourquoi le journalisme est, par nature, un métier à forte consonance éthique dont les objectifs et les valeurs qui le soutendent sont rappelés dans de nombreux documents officiels. Voici un extrait de l’un d’entre eux, figurant dans les Principes internationaux de l’éthique professionnelle des journalistes élaborés lors de la 4ème Rencontre consultative de l’Unesco tenue à Prague puis à Paris en 1983 : « Le véritable journaliste défend les valeurs universelles de l’humanisme, en particulier la paix, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès social et la libération nationale, tout en respectant le caractère distinctif, la valeur et la dignité de chaque culture ainsi que le droit de chaque peuple de choisir librement et de développer ses systèmes politiques, social, économique et culturel. Ainsi, le journaliste participe activement aux transformations sociales orientées vers une amélioration démocratique de la société et il contribue, par le dialogue, à établir un climat de confiance dans les relations internationales, propre à favoriser partout la paix et la justice. » On comprend mieux, à la lecture de ce texte, combien la véritable information, dans sa nature même, ses objectifs et ses valeurs est à l’opposé de ce que nous voyons se développer sous nos yeux.
 
 
5. - Un remède est-il possible ?
 
Le mal est profond, on l’aura compris. Est-il guérissable ? Des ouvrages, des tribunes, des colloques de plus en plus nombreux s’emparent de la question. Signe, sans doute, que l’inquiétude s’installe mais, en même temps, que des initiatives sont peu à peu repérables. Celle de Signis, il y a déjà plusieurs années, publiant largement en plusieurs langues, un document remarquable de lucidité et d’ouverture, intitulé Média pour une culture de la paix, mérite d’être signalée. Celle aussi de la mise en service à Paris fin 2012 de Pharos, l’Observatoire du pluralisme des cultures et des religions, à base de fiches très rigoureusement informées sur l’état du pluralisme ordonné aux droits de l’homme - et donc à la paix - dans tous les pays du monde. N’oublions pas les livres, les films, les documentaires rapportant des initiatives ou présentant des témoins de la paix à travers le monde. Ils ont tendance à se faire un peu plus nombreux.
 
Mais l’enjeu est si considérable et si urgent que seul, sans doute, un réveil citoyen de grande ampleur est susceptible d’aider les médias à entendre et à comprendre la nécessité de développer une culture de paix. Exemple parmi quelques autres, le document de Signis évoque, dans sa deuxième partie, de nombreuses lignes d’action. Acteurs de paix, c’est un patient travail de conscientisation des opinions publiques qu’il nous faut entreprendre si nous voulons que l’information serve la paix du monde. Nous n’avons pas une minute à perdre.
 
Je vous remercie.