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Jean-Dominique Durand

Historien et homme politique, France
 biographie
La Communauté de Sant’Egidio a souhaité inclure une réflexion sur la démocratie, qui prend ici à Berlin, un sens particulier. Hier, le Professeur Andrea Riccardi, nous disait qu’ici, « la storia non tace », elle nous parle partout, pour le meilleur de l’histoire de l’Europe, et souvent aussi pour le pire. Berlin nous dit la valeur de la démocratie.
 
La démocratie comme régime politique et social qui garantit l’expression du peuple pour choisir son mode de gouvernement, le respect des droits humains fondamentaux, les libertés de circulation et d’expression, l’égalité entre tous, reste un idéal fragile, parce que la gouvernance démocratique reste complexe. Si la démocratie antique athénienne est souvent évoquée (mais une société esclavagiste peut-elle vraiment se dire démocratique ?), des textes fondamentaux furent élaborés à partir de l’époque moderne, le Bill of Rights en Angleterre en 1676, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis en 1787, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en France en 1789, les constitutions libérales de divers États au XIX° siècle, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948. La démocratie fondée sur un parlement élu librement, constitutif de l’État de droit, était devenu le modèle à l’issue de la victoire sur le nazisme et aussi dans le contexte des décolonisations. Des millions d’hommes et de femmes continuaient à vivre sous des régimes qui bafouaient les libertés les plus élémentaires, de l’Union soviétique et de ses satellites à la Chine et à de nombreux États d’Amérique du Sud. Mais la démocratie était un modèle pour de nombreux peuples, un mirage ou un espoir d’autres. Le pape Pie XII, dans son message de Noël 1944, définissait la démocratie comme le régime politique le plus propice pour préserver la paix et le respect de la personne humaine. On connaît la formule de Winston Churchill : « La démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire ». En 1989, l’effondrement des régimes communistes en Europe, semblait marquer la victoire définitive de la démocratie, appelée à se développer dans le monde entier. 
 
On en est loin aujourd’hui. La démocratie est remise en cause dans de nombreux pays. En Europe même, des États membres de l’Union Européenne se définissent comme « illibéraux », avec un État de droit à géométrie variable, laissant la place à des législations qui réduisent les espaces de liberté. Aux États-Unis mêmes, qui semblaient être le bastion de la démocratie, l’attaque contre le Capitole le 6 janvier 2021, symbole de la démocratie américaine, a montré la fragilité du régime. La démocratie n’est plus le modèle évident comme on pouvait le penser au sortir de la Guerre. Des coups d’État militaires nombreux en Afrique subsaharienne mettent à mal des institutions démocratiques mises en place au lendemain des indépendances, mais très vite dévoyées. 
 
Essayons d’identifier les défis qui menacent la démocratie. J’en retiens sept.
 
1) En premier lieu, j’observe la crise des partis politiques démocratiques en tant que structures de médiation, avec des militants, une culture partagée, porteurs d’un projet de société. Ils sont remplacés par des personnalités qui parviennent à fédérer autour d’elles des politiciens venus d’horizons divers et pour un temps donné (Emmanuel Macron en France), sans parvenir (ni même essayer) de structurer une entité solide. Le vide partisan est rempli par des mouvements populistes, structurés, eux, qui tentent l’appel direct au peuple, entretiennent les peurs (par exemple face aux migrations), et s’appuient sur l’effondrement de la culture. Car l’on assiste à une séparation entre la politique et la culture, la réflexion, la formation des militants ne sont plus là. Le populisme se construit sur les ruines de la culture, de la connaissance. Qu’ont fait les démocrates chrétiens des grandes encycliques pontificales en se ralliant aux théories capitalistes, qu’ont fait les socialistes de leurs références humanistes sociales en troquant le social pour le sociétal, comme les libéraux ont troqué la liberté pour le marché.
 
2) La crise de la culture porte aussi vers le refus de l’autre, le refus de toute altérité, ou plutôt la peur de ce qui n’est pas soi-même. De la peur à la haine, il n’y a qu’un pas : racisme, haine des étrangers, antisémitisme. L’antisémitisme en particulier traverse les siècles et touche toutes les sociétés. Il est un virus aux multiples variants, toujours renouvelé, qui empoisonne nos démocraties. Or la démocratie se nourrit de la diversité, diversité des origines, diversité des religions, et du dialogue nécessaire entre les uns et les autres, de la connaissance et de la reconnaissance des uns et des autres. 
 
3) La liberté de la presse est inhérente à la démocratie, il n’y a pas de démocratie sans la liberté de l’expression, sans une presse libre qui exerce un contre-pouvoir ; mais la presse menace la démocratie lorsqu’elle se fait la caisse de résonnance des émotions, des peurs, sans chercher à hiérarchiser les problèmes, à les penser d’une manière rationnelle, à faire appel à la réflexion. C’est particulièrement vrai pour les médias audio-visuels qui courent après les taux d’audience, donc le sensationnel.  
 
4) L’irruption des réseaux que l’on appelle sociaux, que les démocraties, au nom de ses valeurs propres de liberté, se refusent à réguler. Là se diffusent informations et contre informations, complotisme, fake news, délations, haines en tout genre, les peurs collectives qui cultivent le pessimisme. 
 
5) La démesure démocratique, ce que Tocqueville identifiait dans la revendication de l’égalité absolue, ce que Rosanvallon a nommé La société des égaux (2012) : placer sur le même plan le chercheur, le savant, et le citoyen de base. 
 
6) La démesure libérale, avec le néolibéralisme et la crise des États. Le libéralisme qui a été porteur d’un idéal de liberté, s’est transformé en idéal de marché. On oublie la phrase de Lacordaire en 1848 : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Le libéralisme sans retenue exacerbe la revendication individualiste, le repli sur soi, la fragmentation des comportements, le refus de reconnaître l’idée de bien commun.
 
7) La guerre ne recule pas, elle a retrouvé de la vigueur même en Europe, depuis les années 1990, continent qui semblait guéri de la guerre. Nos sociétés sont  devenue plurielles, diverses. Le monde est entré dans une phase particulièrement dangereuse de son histoire avec l’émergence du terrorisme. Le 11 septembre 2001, il y 22 ans exactement, a ouvert la voie à un danger terrifiant, confirmé depuis par de nombreux attentats sanglants, dont l’objectif est de créer une psychose et de détruire le tissu de confiance et de solidarité. Aucune société démocratique, même unie et culturellement cohérente, ne peut fonctionner sans ces fondements. C’est encore plus vrai pour les sociétés multiculturelles. Confiance et solidarité sont ses deux poumons. L’enjeu est là : le conflit de civilisation défini par Samuel Huntington, The Clash of Civilizations, menacerait la société et au-delà, la paix entre les nations. Cela, les maîtres en terrorisme l’ont parfaitement compris dans leur folie : se servir des tensions naturelles entre les cultures pour empêcher toute possibilité de vivre ensemble, donc la démocratie.
 
8) On parle aujourd’hui de l’intelligence artificielle. En fait, voilà bien longtemps déjà que la technologie poussée à l’extrême désarme l’attention à la personne humaine. L’hubris au sens grec du terme, ne saisit-elle pas nombre de savants, dans tous les domaines de la recherche, qui cherchent à contrôler la nature humaine, qui se prennent parfois pour Dieu. D’internet aux manipulations génétiques, les exemples ne manquent, qui échappent à tout contrôle. 
 
9) Les exigences de protection face aux défis écologiques comme aux risques de pandémies, ne sont-elles pas des occasions pour limiter d’une manière drastique les libertés les plus fondamentales, comme la liberté de se déplacer ? 
 
 
 
Où sont les amis de la démocratie ? Qui sont-ils ?
 
Heureusement la démocratie a des amis et des soutiens. On les trouve parmi celles et ceux qui placent la personne humaine au cœur de la construction sociale, qui œuvrent inlassablement en faveur de la rencontre, de la paix, de la réconciliation, ceux qui ont conscience que la démocratie exclut la démesure, mais se fonde, comme le disait Montesquieu, sur l’équilibre, la modération, la tempérance. On les trouve parmi celles et ceux qui s’engagent dans l’action politique, dans les institutions, mais aussi dans les œuvres de solidarité. Les papes n’ont cessé d’appeler les catholiques à s’engager au service de la Cité, c’est-à-dire du bien commun. C’est un acte de charité au service de son prochain. En 1965, la Constitution conciliaire Gaudium et Spes a valorisé l’engagement du chrétien en politique, dans le cadre des démocraties modernes : « L’Église tient en grande considération et estime l’activité de ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assument les charges pour le bien de tous » (n. 75). L’on pourrait multiplier les citations allant dans ce sens. C’est à cet engagement qu’invitait le pape François en s’adressant aux étudiants des universités de Rome, le 30 novembre 2013 :
 
« Vous savez, chers jeunes étudiants, qu’on ne peut pas vivre sans regarder les défis, sans répondre aux défis. […] S’il vous plaît, ne regardez pas la vie du haut du balcon ! Participez là où se trouvent les défis, qui vous demandent de l’aide pour faire avancer la vie, le développement, le combat pour la dignité des personnes, le combat contre la pauvreté, le combat pour les valeurs, et tant de combats que nous rencontrons chaque jour. »
 
C’est ce qu’ont bien compris celles et ceux qui se sont engagés dans la Communauté de Sant’Egidio qui nous réunit et nous invite à travailler ensemble, pour affirmer l’audace démocratique.